L Esclave

Chapitre I : Province de Karghezo




Le vaste plateau de l’Yrian, cœur historique du royaume éponyme, était coupé en deux par le large fleuve Unster.

L’ouest, largement irrigué par les rivières descendant des montagnes, était fortement boisé. Les humains avaient défriché pour construire de grandes exploitations agricoles qui étaient à l’origine de la richesse du royaume. La capitale de la province, Elmin, avait pu devenir un grand centre économique et intellectuel, même s’il était loin de rivaliser avec la grandiose Sernos.

L’est, en revanche, était plus austère. Là, aucune rivière, seules les pluies de feu l’irriguaient. La végétation était malade. Beaucoup d’endroits, ceux où l’eau empoisonnée s’accumulait, étaient totalement désertiques et pour certains même leur simple traversée était mortelle. La principale activité était la mine, du cuivre en petite quantité, et de la bauxite, minéral qui ne servait à rien mais que pourtant les Helariaseny achetaient en grandes quantités. Karghezo, seule ville et chef-lieu de la province, ressemblait plus à un gros village qu’à une ville. Elle aurait périclité si elle avait du vivre de ce que produisait son arrière-pays. Mais étant la seule ville d’Yrian facilement accessible par les habitants du cours inférieur de la rive gauche de l’Unster, c’est dans ses murs que les edorians venaient commercer. Elle avait pu développer une certaine bourgeoise, sans que celle-ci ne parvienne à la faire rivaliser avec ses concurrentes de Sernos, Elmin voire la dynamique Ortuin, si récente et pourtant si prospère.

Toutefois, sur les pentes du plateau protégées des vents d’est, on trouvait de nombreuses vallées. L’amont était stérile, comme le sommet, mais en aval des résurgences purifiées par les centaines de perches d’épaisseurs de roche avaient permis à la vie de se maintenir. Elle n’était pas luxuriante, elle avait même l’air maladif. Après tout, elle recevait les pluies de feu. Mais elle était suffisante pour permettre à des communautés humaines de vivres de façon autonome.

C’est dans l’une de ses vallées, sur la pente nord, que Dresil avait établi son exploitation. Le jeune fermier guidait sa charrette, le long de la rivière qui courrait au fond du vallon. C’est au détour d’un chemin que Deirane la découvrit.

Le corps d’habitation était un petit bâtiment de bois constitué de plusieurs blocs accolés. Cette structure permettait d’agrandir facilement la maison en cas de besoin. Et le fait est qu’un ajout récent venait d’être effectué si l’on en jugeait à la couleur du bois, encore claire.

Tout autour, il n’y avait que des arbres, l’exploitation produisait des fruits secs de divers types : noix, noisettes et noix de beurrier principalement. Ce dernier arbre en particulier était bien représenté : les plans, à hauteur d’homme, étaient alignés comme les militaires à la parade derrière la maison. Ces arbustes, réputés pour s’accommoder des pluies de feu, étaient resplendissants. Les autres avaient l’air malingre que prenait tout ce qui poussait dans la région, mais ils produisaient quand même leurs noisettes et leurs noix.

Sur le côté, une basse cours de jurave, cet animal qui tenait lieu de volaille depuis la disparition des poules, dindes et autres gallinacées, devait fournir les œufs et la viande nécessaires aux besoins du fermier et peut être occasionnellement ajoutait un appoint financer toujours bienvenu. Une grange complétait l’ensemble.

La propriété était accessible par un pont de bois qui traversait la petite rivière coulant devant la maison. Deirane trouva l’endroit charmant. Pas trop grand comme les champs de céréales de son père. Et bien ombragé, ce qui avec le climat actuel, très chaud, serait appréciable. Par contre, elle fut surprise par la petite taille de l’appareil à purifier l’eau. Son père en possédait deux et avait lancé la construction de deux autres. Ici, il n’y en avait qu’un, dont la capacité n’était que la moitié de ce à quoi elle était habituée. Mais il est vrai que Dresil vivait seul, jusqu’à aujourd’hui, il avait des besoins moindres. Mais surtout, la rivière était propre, sa source était toute proche, elle n’avait pas eu le temps de se charger des poussières de feu. Ce n’était que juste après les pluies qu’il fallait purifier l’eau, le temps que le courant la nettoie.

Deirane suivit Dresil jusqu’à la grange. Les noix ne nécessitant pas un espace de stockage important, contrairement au foin des champs de céréale, une partie avait été transformée en écurie. Elle n’était pas grande, juste quatre stalles, a peine de quoi abriter la monture de Dresil et celles des amis en visite. Mais à la grande surprise de la jeune femme, tous les emplacements étaient occupés. Elle ne pensait pas que son fiancé put avoir tant de chevaux.

— Je crois que nous avons de la visite, dit le jeune fermier d’un ton joyeux.

— Des amis à toi ?

Il hocha la tête.

— Je suppose qu’ils n’ont pas pu résister à découvrir l’élue de mon cœur.

Deirane sourit à cette évocation. Elle n’avait toujours vu Dresil que seul, soit au marché à vendre sa production, soit à l’ambassade d’Helaria pour la voir. Elle n’avait jamais pensé qu’il put avoir des amis. Et pourtant, c’était logique. C’était un homme jeune et dynamique, dans la force de l’âge. Il devait certainement avoir envie de s’amuser à l’occasion. Et il avait certainement une famille aussi, une mère, un père, des frères et sœurs. Elle savait qu’il avait eu une jeune sœur, morte des pluies de feu, il y a quelques années, mais elle n’était peut-être pas la seule représentante de sa fratrie. D’une certaine manière, elle pensait vivre dans une bulle où ils resteraient seuls, ne sortant que quand ils n’auraient pas le choix. Mais une telle façon de vivre était irréaliste.

Dresil soulagea Deirane de son fils Hester le temps qu’elle descende du véhicule. Puis il lui rendit le nourrisson pour pouvoir desseller les chevaux. Il les laissa libre d’aller et venir. Inutile de les enfermer ou de les attacher. Après plusieurs jours de chevauchée, ils n’avaient certainement pas envoie se balader davantage. Puis il prit la main de Deirane et l’entraîna vers la maison.

Ils étaient quatre. Les trois hommes étaient installés sur les bancs à s’enfiler des chopes de bière tandis que la femme aux fourneaux était en train de faire mijoter quelque chose dans une grande cocotte dont s’échappait une odeur appétissante. Quand il vit toutes ces personnes réunies chez lui, un sourire fendit presque en deux le visage de Dresil.

— Et revoilà le citadin qui revient de la ville, s’écria l’un d’eux.

L’individu qui avait parlé aurait pu s’atteler à la charrue du père de Deirane s’il l’avait fallu. Les muscles qui grouillaient sous la peau de ses bras nus témoignaient d’une force peu commune. Même sa mâchoire semblait capable de sectionner une barre d’acier. Ses cheveux coupés en brosse n’atténuaient en rien cette impression, malgré leur blondeur : ils auraient rayé le verre. L’ensemble était pourtant adouci par des yeux les plus bleus que la jeune fille ait jamais vus. Il leva sa chope pour porter un toast aux amoureux. Instinctivement Deirane serra son fils contre sa poitrine, comme pour le protéger.

— Et c’est donc la fille que tu as dégotée à la ville, dit un autre.

— Il était temps qu’on la voit, intervint la fille. Depuis le temps qu’il nous en parle, je commençais à me demander si elle existait réellement.

— Je n’avais aucun doute, mais s’il en avait parlé encore une fois de plus, j’étais capable d’aller en Shacand à la nage.

— Il n’a pas menti elle est magnifique.

— Si j’avais su, ce qu’on trouvait à Sernos, je serais allé vendre des noix depuis longtemps.

Deirane éprouvait de la reconnaissance pour ce groupe. Un moment, elle avait craint de se retrouver isolé, seule dans sa bulle, le temps qu’elle apprenne le dialecte utilisé dans cette région de l’Yrian, qui était aussi éloigné de celui de Sernos que du sien. Mais ils avaient tous utilisé l’Yriani standard pour s’exprimer. C’était celui qu’on employait à l’ambassade, l’utiliser était donc devenu comme une seconde nature pour elle. Mais ce n’était pas le cas de ces gens. Ils n’avaient que rarement l’occasion de l’employer, s’ils le faisaient c’est qu’ils voulaient intégrer la jeune femme à leur conversation.

Dresil aussi l’avait remarqué. Et de voir tous ses amis réunis et faire des efforts pour mettre à l’aise sa jolie fiancée, il avait le cœur sur le point d’éclater. Pendant plusieurs minutes, les accolades se succédèrent. Puis vint le moment de présenter Deirane.

— Mes amis, commença Dresil, voici la jeune fille que j’ai rencontré et que je compte épouser, je vous présente Deirane.

Les convives applaudirent pendant que le jeune homme poussait la jeune fille intimidée par ces ovations. Elle apparut enfin en pleine lumière. Les gestes s’arrêtèrent, un silence se fit, pesant. Ils venaient de voir les pierres précieuses incrustées dans sa peau, le rubis sur le front, les diamants sur les joues, les autres dans le cou, sur les mains et sur toutes les parties dénudées de son corps et les fils d’or qui sous-tendaient l’ensemble.

C’est la jeune femme qui reprit la première ses esprits.

— Quand Dresil nous disait que vous étiez unique, je n’avais pas compris qu’il fallait prendre ça au pied de la lettre.

— C’est un vrai rubis ? demanda le colosse.

— Oui, répondit Deirane.

— Et comment est-ce arrivé, dit un autre, je suppose que vous n’étiez pas née comme ça.

— Je n’aime pas trop en parler.

— À moi non plus elle ne l’a pas raconté, même pas à son amie Saalyn.

Elle remarqua que l’un d’eux tiqua au nom de la guerrière libre. Mais il ne dit rien.

— Vous n’étiez pas volontaire, intervint la jeune femme.

Deirane secoua la tête de dénégation.

— Nous n’en parlerons donc plus ce soir.

Le ton, légèrement impératif s’adressait aux trois hommes.

— Je vois à son poignet un bracelet de perles, reprit celui qui semblait être le plus jeune. De ça, nous pouvons en parler ? Dresil est allé vous chercher en Helaria ?

— Presque, répondit Dresil, à Sernos, dans l’ambassade d’Helaria.

— Je ne savais pas où aller. Ils m’ont recueilli, expliqua Deirane.

— Stop !

Tout le monde regarda la jeune cuisinière, une expression de surprise sur le visage, y compris Deirane.

— Vous lui tombez tous sur le paletot comme ça. Si vous vous présentiez d’abord, bande de péquenots mal dégrossis. Nous savons tous qui elle est, mais elle ne sait pas qui nous sommes.

Deirane retint de justesse un soupir de soulagement qui n’échappa pas à la jeune femme. Elle n’osait pas poser la question.

— Je commence par moi, continua la brunette. Je suis Nëppë et je suis la sœur aînée de ce vendeur à la noix.

— Vendeur de noix, corrigea Dresil.

— Vendeur de noix à la noix.

Deirane fut soulagé de l’apprendre. Un instant elle avait craint d’être face à une rivale, une ancienne petite amie qui aurait cherché à l’évincer pendant qu’il était encore temps de le faire.

— Celui qui ressemble à un orque qu’on aurait décoloré c’est Surlo. Si un jour tu as besoin de muscles mais pas d’un cerveau, il te conviendra parfaitement. Lui et son frère jumeau gèrent un élevage de cochons.

De sa cuillère en bois, elle désigna le géant blond. Il était grand et fort, mais beaucoup moins que Jergen, le régent de Mustul, le colosse qui avait pris en charge Deirane un temps à l’ambassade. Ce dernier aurait fait passer n’importe qui pour un gringalet, y compris Surlo lui-même d’ailleurs. Il adressa un petit salut de la main à la nouvelle fiancée de son ami.

Toutefois, Deirane remarqua autre chose. Le regard que Surlo et Nëppë avaient échangé. Ces deux-là éprouvaient beaucoup de tendresse l’un pour l’autre. Peut-être même étaient-ils amants. Et de fait, elle n’avait aucune peine à imaginer le corps mince comme une liane de la jeune femme enlacée entre les bras musculeux du colosse blond.

— Ce gamin-là, continua-t-elle en montrant celui qui avait réagit au nom de Saalyn, tellement jeune que si on lui tordait le nez, il en coulerait le lait de sa mère, c’est Vorsu.

— Ma mère ne m’a jamais donné le sein, répondit l’interpellé, elle a chargé une nourrice de ça.

— Et ça se voit, répondit la jeune femme. Par contre, celui-là semble manifester une certaine impatience.

Elle tira une chaise pour que la jeune maman puisse s’asseoir, tout en continuant à parler. Il était temps, Hester commençait à s’agiter. Dresil s’en voulait de ne pas y avoir pensé tout seul.

— Il a quand même son utilité. C’est lui qui nous nourrit ce soir. Il cultive les légumes qui ont servit à préparer le pot au feu dans ses serres.

Elle désigna le dernier de son ustensile.

— Et celui-là…

— Merci Nëppë, mais je vais me présenter moi même si ça ne te dérange pas.

— Mais bien sûr, fait donc.

Deirane s’assit. Elle jeta un regard de reconnaissance à la jeune femme. Puis elle dégagea Hester de l’écharpe qui lui avait permis de le porter pendant la chevauchée. Il s’était réveillé et commençait à chouiner. Elle le berça doucement. Puis elle reporta son attention sur les trois hommes installés autour de la table.

— Je me présente, De tous, je suis ici le plus utile. Je permets aux amoureux de déclarer leur flamme à l’élue de leur cœur, je décore les cheveux des belles dames et embellis les chambres des demoiselles. J’aide dans son travail le dieu de l’amour. Toute l’année, j’ai le plaisir de produire des fleurs pour toutes les belles demoiselles de l’Yrian et au-delà. Mace mes parents m’ont nommé et Mace je suis.

Instinctivement, Deirane porta la main à fleur accrochée dans ses cheveux. Mais c’était Dresil qui l’avait cueilli dans un arbre à l’entrée de la vallée. Ce poète n’y était pour rien.

— À vous maintenant, dit Nëppë. D’où venez-vous.

Se retrouver le point de mire intimida Deirane. Elle chatouilla Hester qui s’était calmé.

— Il n’y a rien à dire, dit-elle enfin, je suis une fermière originaire de Gué d’Alcyan, un village proche d’Ortuin. Je suis parti il y a quelques mois de chez moi et j’ai habité quelques-temps à l’ambassade d’Helaria.

— À vous regarder, j’ai l’impression que vous avez fait une escale entre Ortuin et ici, remarqua Nëppë. J’espère que vous nous la raconterez un jour.

— Peut-être, répondit Deirane en restant évasive.

— Bon, eh bien voila. Nous nous sommes tous présenté, dit Nëppë, nous nous connaissons tous. Nous allons pouvoir manger.

— Non. Pas tous, intervint Deirane, il manque quelqu’un.

Son regard se tourna vers Dresil. Le visage du fermier exprimait son étonnement.

— Mais enfin, dit-il, tu sais qui je suis.

— Je sais que tu vends des noix au marché de Sernos. Et Celtis m’a dit que parfois tu avais des fleurs et de la charcuterie. Et maintenant je sais que ce n’est pas toi qui les produit. Mais c’est tout.

— Elle n’est pas seulement mignonne ta copine, remarqua Mace, elle sait aussi réfléchir.

Dresil opina de la tête avant de répondre.

— Mes arbres demandent beaucoup de travail mais sur très peu de temps. Les légumes et les fleurs doivent être arrosés tous les jours et les cochons aussi il faut les nourrir. Mais pour les arbres, c’est pas la peine. Du coup, je suis le seul à pouvoir m’absenter pour le marché. Et je vends mes produits et les leurs. En échange ils m’aident pendant la récolte de noix.

— En fait, nous nous aidons mutuellement, compléta Mace. Deux ou trois fois dans l’année, nous avons besoin d’aide, une seule paire de bras ne suffit plus. Alors les copains viennent et nous faisons le travail tous ensemble.

— Quand on tue un cochon, ajouta Surlo, tout le monde doit être là.

Deirane avait compris.

— C’est pareil chez nous. Au moment de la moisson, les fermiers s’entraident quand la famille ne suffit pas. À côté de chez moi, il y avait une veuve. Les fermiers autour sont venus l’aider pour la moisson et les semailles jusqu’à ce que son fils soit assez grand pour remplacer son père.

— Je suppose que la veuve était encore jeune, remarqua Nëppë, et certainement avenante. Et de plus, si elle avait un fils, elle avait prouvé sa fertilité.

Deirane hocha la tête. Elle avait raison. Était-ce uniquement l’intérêt qui avait présidé à ces coups de mains ? C’était bien cynique. La vérité se situait certainement quelque part entre les deux. Quelques fermiers qui l’avaient aidée étaient mariés, qu’auraient-ils bien pu attendre d’une veuve.

— Nous ont n’est pas veuf, intervint quelqu’un.

— Comment pourrais-tu l’être, lança Nëppë, tu n’as jamais été marié.

Quelques gémissements, annonciateurs de pleurs prochains, retinrent l’attention de Deirane. Sans y penser, elle ouvrit son corsage pour donner le sein à Hester. Il protesta un peu, pour la forme, mais il ne tarda pas à s’emparer du téton. La jeune mère regarda son fils, attendrie.

— Elle en a même là, s’écria Surlo.

Deirane éprouva une gêne intense à cette remarque, Elle tenta de masquer sa poitrine en remontant Hester qui manifesta son désaccord. Mais elle renonça, l’éleveur avait dit ça sans malice. Et Nëppë vint à son secours.

— Tu veux bien regarder ailleurs, espèce d’obsédé, c’est la future femme de ton ami.

Elle ponctua son injonction d’un coup de cuillère. Deirane était amusée par tous ces hommes bien bâtis qui obéissaient à cette frêle jeune femme sans discuter. Au passage, elle notait la façon qu’elle avait d’utiliser la cuillère en bois, ça lui servirait peut-être un jour.

Le silence se fit un moment. Mais Mace se pencha vers Deirane.

— Votre bracelet, demanda-t-il, je peux le voir.

Deirane hésitait, depuis qu’on lui avait donné, elle ne l’avait jamais quitté, sauf pour se laver. Mais elle estima que n’étant plus en Helaria, ça n’avait plus d’importance. En essayant de déranger Hester le moins possible, elle le détacha et le tendit au jeune homme.

— Vous savez le lire ? demanda-t-il.

— Non, Saalyn m’a appris les lettres d’Helaria et celles de l’Yrian, mais pas l’ancien alphabet.

— Je vais essayer, j’ai appris.

— Saalyn, intervint Vorsu, la guerrière libre ?

— J’étais sous sa responsabilité.

— Je l’ai rencontré une fois.

— On sait, l’interrompit Nëppë, un jour tu t’étais foulé la cheville, elle passait par là, elle t’a ramené sur son cheval.

Elle avait dit ça comme on raconte une histoire mille fois rabâchée.

— Il dit peut-être la vérité, intervint Dresil, j’ai vu la Saalyn en question. Et elle ressemble à la description qu’il en fait. Sauf la taille. Elle n’est ni grande, ni petite. Normale.

— J’avais cinq ans à l’époque, plaida Vorsu, à cet âge, tous les adulte paraissent grands.

— En fait, ça lui ressemble assez d’aider un gamin qui vient de se faire mal, ajouta Deirane.

Mace, penché sur le bracelet de perle de Deirane ânonnait en le déchiffrant. Il parlait trop bas, mais quelques mots reconnaissables atteignaient occasionnellement ses oreilles comme Deirane Jensenkil son nom à la façon helarieal, ou gatpraxsei Helariasa qui désignait l’ambassade elle-même. Toutefois, la dernière phrase, il le prononça clairement.

— Calen Jetrokil steklyät.

Après l’avoir prononcé, Mace resta muet un long moment, au point que tout le monde se demandait ce qui se passait. Il avait l’air étonné, voire choqué. Il rendit le bracelet d’identité à Deirane, qui le rattacha. Étrangement, ça la soulagea. Elle se sentait nue sans lui, mal à l’aise.

— Putain Dresil, dit-il enfin, tu l’as trouvé où ?

— À l’ambassade d’Helaria, répondit simplement Dresil, comme je te l’ai dit.

Il avait l’air surpris de la véhémence de son ami. D’habitude, il ne se départissait jamais de son calme. Et il semblait avoir banni les jurons de son vocabulaire. L’entendre en prononcer un avait choqué le jeune fermier.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il.

— Calen Jetrokil steklyät, répéta Mace avec davantage de véhémence.

— Tu l’as déjà dit, remarqua Nëppë, le bracelet a été signé par l’archonte Calen de Jetro. Et alors. Il faut bien que quelqu’un le signe.

— Mais tu sais qui est Calen de Jetro ?

— Non. Elle est importante ?

— C’est l’archonte de la corporation des bibliothécaires. La personne la plus importante en Helaria après les pentarques. Et elle a validé ce bracelet. N’importe quel maître de la corporation aurait pu le signer. Mais c’est Calen de Jetro qui l’a fait. Calen en personne ! Cette femme que tu nous as amené est l’élève personnelle de Calen.

Et son regard se posa sur Deirane qui ne put retenir un sourire devant tant d’excitation. Elle avait une autre image de cette femme, plus humaine, plus féminine. Elle l’avait connue comme amie, comme mentor. Comme amante passionnée aussi sous les caresses de Jergen. À l’occasion, comme une handicapée, une aveugle qui n’arrivait pas toujours à retrouver ses marques dans un lieu qui ne lui était pas familier. À aucun moment elle ne l’avait vue comme un archonte, maîtresse toute puissante de sa corporation.

— C’est elle qui m’a prise en charge quand je suis arrivée à l’ambassade, dit-elle.

— Et que faisait-elle là-bas ? Elle vit à Jimip, dans la Bibliothèque. Elle avait des trucs importants à faire ?

— Rencontrer son compagnon qui avait une réunion importante. Il s’appelle Jergen et il vit à Mustul. L’état, pas l’île. Ils n’ont pas souvent l’occasion de se voir. Elle a voulu en profiter pour passer du temps ensemble.

— Et ils ont parlé de quoi ? Leurs discussions devaient être passionnantes.

— À vrai dire, ils n’ont pas beaucoup parlé. Le régent de Mustul n’est pas très porté sur les sciences, même s’il admire Calen pour ça.

— Mais alors, ils ont fait quoi ?

Deirane ne répondit pas. Elle porta son attention sur Hester, toujours en train de téter, pour masquer la rougeur qui lui venait au front à l’évocation de certains souvenirs. Mais Nëppë avait compris elle. En tout cas c’est l’impression que le sourire amusé qui illumina son visage suggérait.

— Le régent Jergen est un homme si viril, remarqua-t-elle au bout d’un moment.

— Et si cette Calen est la femme brune que j’ai vue en sa compagnie une fois au marché, alors elle est elle-même d’une beauté remarquable, ajouta Dresil.

— Si elle était aveugle, alors c’était-elle, confirma Deirane.

Tout le monde dans la salle avait compris comme le signalèrent les visages hilares et quelques ricanements. Sauf Mace. Il n’arrivait pas à admettre qu’une personne aussi intelligente et aussi importante que Calen puisse avoir des occupations aussi bassement communes.

— Ça doit être une autre Calen, dit-il au bout d’un moment.

— Réfléchi un peu, nigaud, répliqua Nëppë. Il y aurait deux Calen archonte de corporation ? Je doute qu’une autre qu’elle ait osé signer ce bracelet de son nom.

— Ça fait bizarre quand même ?

— Elle a des enfants ? demanda Nëppë à Deirane.

— Oui, plusieurs même. Six ou sept, je ne sais plus exactement. Dont plusieurs garçons.

— À ton avis, comment elle les a faits ces enfants. Il a bien fallu qu’un homme l’aide. En plus, si j’ai bien compris comment les stoltzt font des garçons, parfois il y a eu plusieurs hommes en même temps.

— À l’ambassade, elle a la réputation d’avoir beaucoup d’amants, ajouta Deirane. On pense que c’est une compensation pour sa cécité, le besoin d’éprouver des sensations.

Cette dernière remarque acheva Mace qui n’ajouta plus un mot.

Hester était rassasié. Deirane lui fit faire son rôt. Dans l’enceinte de l’ambassade, les coins discrets ne manquaient pas. Elle n’avait jamais eu de problème. Mais dans cette petite pièce, avec tout ce monde, le corsage ouvert, elle était trop largement exposée à son goût. Elle croisa d’ailleurs le regard de Surlo braqué sur sa poitrine. Elle ne savait pas trop s’il regardait ses seins ou le tatouage si spécial qui les marquaient, mais elle ne put s’empêcher d’être mal-à-l’aise. Heureusement, Nëppë veillait. Elle rappela son amant à l’ordre d’un coup de sa cuillère en bois. Mais elle ne put s’empêcher de jeter elle-même un œil. Il n’y avait rien de graveleux cependant, juste de la curiosité.

Elle pensa que si elle devait montrer en totalité ce qu’on lui avait infligé à quelqu’un, ce pourrait bien être cette jeune femme sympathique. Même Saalyn, qui pourtant l’avait vue nue, n’avait pu appréhender qu’une partie du dessin, elle avait préféré ménager la pudeur de la jeune fille que d’assouvir sa curiosité. Elle-même d’ailleurs, elle s’était souvent regardée dans une glace pour connaître la disposition des fils d’or et des pierres précieuses sur son visage, sa poitrine, sur son ventre, sur ses membres. Mais son dos lui restait inconnu.

Hester commençait à s’endormir. Elle cala son fils contre son épaule et commença à relacer son corsage.

— Tu as prévu un endroit pour Hester ? demanda-t-elle.

— Bien sûr.

Heureux de briser le silence gênant qui s’était installé, le jeune fermier se leva et guida Deirane vers la chambre. Elle donnait sur la salle de séjour, une porte située face à l’entrée.

C’était une pièce d’assez belle dimensions, tout en bois, comme le reste de la maison. Mais il avait été poli et verni pour lui donner un aspect chaleureux. Le parquet était nu, mais si bien assemblé qu’il n’y avait aucun risque de se planter une écharde. La plus grande partie de l’espace était occupé par un grand lit pour deux personne. Sa tête était un panneau de bois plein gravé en son centre d’un visage qui rappelait celui de Deirane. Elle fut à la fois touchée et gênée de cette attention. Il avait dû demander beaucoup de travail au sculpteur. Et vu la précision des traits, cela ne pouvait être que Dresil. Une grande armoire, de toute évidence récemment agrandie, occupait tout un pan de mur. La jeune femme était sûre d’avoir assez de place pour ranger toutes ses affaires. Mais ce qui attira son attention était un petit berceau entre le lit et la fenêtre. Trois côtés étaient en bois plein. Mais le quatrième était constitué de barreaux suffisament rapprochés pour que Hester ne puisse pas passer à travers. La mère pouvait donc voir son bébé lorsqu’elle était allongée sur le lit et inversement. Deirane s’en approcha. Il était déjà fait, avec des draps propres.

— Il est magnifique, s’écria Deirane.

— Je l’ai fabriqué moi-même, dit le jeune homme.

De joie, elle lui déposa un baiser furtif sur les lèvres. Sous l’élan, il l’enlaça. Mais il la relâcha bien vite quand elle se raidit. Aussitôt elle regretta sa réaction, mais elle n’y pouvait rien. Le souvenir de cette horde était encore tenace, même s’il s’était bien atténué au cours des derniers mois.

Nëppë les rejoignit.

— Que penses-tu de ce petit nid d’amour, demanda-t-elle.

— C’est extraordinaire, ça a dû demander beaucoup de travail.

— Avant de te rencontrer, Dresil vivait dans une grotte. Il s’était installé une paillasse dans la grande salle. J’ai dû insister pour qu’il construise cette chambre. Et celle d’à côté, ajouta-t-elle en montrant une petite porte.

— Je l’avais fabriquée avant que tu t’en mêles, riposta Dresil.

— Tu n’aurais jamais installé cette armoire, si je n’avais pas insisté.

— Je suis sûr que l’ancienne suffisait.

— Elle n’aurait jamais suffi à Deirane. Je sais de quoi je parle, moi aussi je suis une femme au cas où tu l’aurais oublié.

Deirane ne répondit rien, mais ses idées étaient proches de celle de Nëppë. Pour le moment elle n’avait pas grand-chose. Elle avait du tout abandonner quand elle avait fuit la ferme familiale. Et pendant son séjour dans l’ambassade de l’Helaria, elle n’avait pu acquérir que peu de choses. Ses possessions se limitaient aux vêtements qu’elle s’était achetés, une robe que Saalyn lui avait offerte, et un pendentif en camé qui venait de sa sœur. Mais cela ne durerait pas, maintenant qu’elle avait un endroit bien à elle.

Laissant le frère et la sœur se chamailler, Deirane ouvrit la petite porte pour jeter un coup d’œil. C’était une chambre d’enfant, destiné à Hester quand il serait trop grand pour dormir avec ses parents. Elle était vide pour le moment, mais le jeune homme avait commencé à la décorer. Ayant assouvi sa curiosité, elle allongea le nourrisson dans son lit et le borda. Comme il chouinait un peu d’être ainsi séparé de la chaleur de sa mère, elle resta avec lui, le temps qu’il s’endorme. Elle lui chanta une berceuse. Nëppë entraîna son jeune frère hors de la pièce et ferma la porte derrière eux.

Deirane ne tarda pas à les rejoindre. Un grand éclat de joie accueilli son retour. Tous les hommes s’étaient installés sur les bancs autour de la table pendant que Nëppë disposait des assiettes devant eux. Il y en avait une de plus que de convives, signe que quelqu’un n’était pas encore arrivé. Dresil avait réservé une place juste à côté de lui et de Mace. Elle s’y installa.

À ce moment la porte s’ouvrit et Surlo entra. Un deuxième Surlo. Un instant dérouté par ce nouvel arrivant qui ressemblait à celui qui l’avait accueilli, elle mit un instant à comprendre qu’elle avait affaire à des jumeaux. Elle se souvint, elle ne savait plus qui, qu’on avait évoqué son existence devant elle. Le visage du nouvel arrivant, Vanso comme elle l’apprit plus tard, exprimait de la joie à la vue de son frère.

— Juste à temps pour le repas, s’écria ce dernier

— Bien évidemment, pour ce qui est de bouffer, il n’est jamais en retard, lança Nëppë.

Toutefois si les paroles semblaient acerbes, le ton dénotait une certaine tendresse. Vanso déposa un gros saucisson à côté du foyer. Puis il enlaça la jeune femme.

— Et, protesta-t-elle, tu es censé consommer la cuisine, pas la cuisinière.

— L’un n’empêche pas l’autre, répondit-il sans la lâcher.

Deirane remarqua que malgré ses protestations, elle avait penché la tête pour qu’il puisse déposer un baiser dans le cou. Elle estima que c’était lui son amant et pas Surlo comme elle l’avait cru plus tôt.

Vanso alla s’asseoir à sa place, sur le même banc que son frère. Il échangea une solide accolade avec lui.

— Maman regrette que tu n’aies pas pu venir, dit-il.

— L’un de nous devait représenter la famille auprès de Dresil et de sa jolie fiancée.

Le nouveau venu posa son regard, aussi limpide que celui de son frère, sur Deirane.

— C’est donc toi qui as réussi à t’emparer du cœur de notre ami ?

— C’est bien elle, répondit Nëppë à sa place, elle s’appelle Deirane et elle vient de Gué d’Alcyan.

— Et elle connaît Calen de Jetro, ajouta Mace d’un ton admiratif.

— Et tu es quoi exactement ? Une princesse, avec ton rubis sur le front. C’est un vrai.

— Elle n’aime pas en parler, continua Nëppë en amenant la marmite à table.

Puis elle s’installa entre les jumeaux. Dresil, en tant que maître de maison commença à servir en commençant par les femmes.

— Elle ne risque pas de parler beaucoup si personne ne la laisse répondre, remarqua Vanso.

— Nëppë a raison, dit Deirane, les souvenirs liés à ces pierres sont pénibles. Celui qui a fait ça ne m’a pas demandé mon avis. Et il ne m’a pas endormi quand il les a implantés.

Nëppë retint une exclamation de stupeur, mais Vanso continua sur son idée.

— Les pierres ! Il y en a d’autres.

— Elle en a partout répondit Surlo, même sur les tétins.

— Ça a du être terriblement douloureux, dit Nëppë.

Ce souvenir amena des larmes aux yeux de Deirane.

— Regardez, vous l’avez toute chamboulée avec vos questions, reprocha Nëppë.

Elle se leva pour la consoler. Mais son frère l’avait déjà enlacée. Ce coup-ci, elle ne se déroba pas. Elle enfouit son visage dans le cou de son fiancé.

— Je suis désolé, dit Vanso, j’avais pas pensé à ce que ça faisait d’avoir ça directement dans la peau.

Nëppë rejoignit la jeune fille et l’enlaça également. Entre le frère et la sœur, les sanglots se calmèrent. Peu à peu, elle se reprit.

— Merci, dit-elle à la jeune femme, ça va aller.

Nëppë retourna à sa place. Deirane se lâcha alors.

— Pendant des heures et des heures, il m’a incisé la peau avec ses instruments pour y entrer les pierres. Je hurlais tant j’avais mal. Je le suppliais d’arrêter. Mais il n’arrêtait pas. Et quand je m’évanouissais, il utilisait un sort de démon pour me réveiller. Ça a durée une journée entière. Après, quand il m’a libérée, ma sœur m’a dit que j’avais disparu pendant trois jours. Mais j’ai eu l’impression que ça avait duré une éternité.

Dresil posa la main sur la joue de sa compagne et lui fit une caresse d’une tendresse infinie.

— Je suis désolé, dit-il, j’ignorai à quel point tu avais souffert.

— Si j’avais su, je n’en aurai jamais parlé, ajouté Vanso d’un air contrit.

Tout le monde autour de la table était atterré. Personne ne se doutait de ce que ce tatouage impliquait.

— Je suis désolée, dit enfin Deirane, je n’aurai jamais dû vous parler de ça.

— Ne sois pas désolée, répondit Nëppë, ce genre de fardeau ne doit pas être porté seule. Tu peux le partager autant que tu le voudras.

— Merci, dit simplement Deirane.

Ainsi, les amis de Dresil avaient réussi là où Saalyn, Calen et même sa sœur aînée Cleriance avaient échoué.

Le repas se déroula silencieusement. La bonne ambiance du début s’était envolée. C’est Mace qui prit l’initiative de rétablir la discussion.

— Si vous nous racontiez comment vous vous êtes rencontrés tous les deux ?

Dresil bondit sur l’occasion.

— Elle n’avait jamais mangé de noix. Quand elle a vu mon stand, elle était si étonnée qu’elle s’est arrêtée.

— On ne cultivait pas de fruits sec, dans ma ferme, expliqua Deirane. On produisait des céréales, des légumes, des fruits, des frais mais pas des secs. J’ignorai que ça existait.

— Vous n’avez pas de beurrier chez vous ? demanda Nëppë.

— Non. Et c’est dommage. Dresil m’a expliqué les avantages. Quelques-uns seraient bien utiles dans la ferme de mon père.

— Dresil ne m’a jamais expliqué les avantages du beurrier, remarqua Surlo.

— Je cherchai une façon de la retenir, par n’importe quel moyen. Toi c’est pas la peine. La bouffe fait ça très bien.

Tout le monde éclata de rire. Même Surlo, acceptant de bon gré d’en être la cible, rit avec les autres.

— Tu voulais me retenir ? Et pourquoi ?

— Parce que dès que je t’ai vu, j’ai su que c’était toi. Et c’est aussi parce que je voulais que tu reviennes que je t’ai fait les noix à un aussi bon prix.

— Un quart de cel pour six poignées, expliqua Deirane. Je me suis fait charrier pendant des jours par mes amis.

— Mais elle n’est jamais revenue. Ses amis oui. Surtout ton amie Celtis, elle était très gourmande. D’ailleurs c’est à se demander comment elle pouvait rester si fine avec tout ce qu’elle dévorait. Mais toi, j’ai du aller te chercher à l’ambassade.

— Tu as mis du temps, quand même, plusieurs mois.

— J’osais pas entrer dans l’ambassade. Si ton amie blonde ne m’y avait pas poussé, je n’aurai jamais osé.

— Saalyn t’a poussé ? Comment ça ?

Dresil eut l’air gêné.

— En fait, elle n’a pas fait grand-chose. J’avais jamais mis les pieds en ville avant de te rencontrer. Je ne savais pas qu’on pouvait entrer librement dans l’ambassade. Elle m’a vu attendre sur la grande place devant la porte. Elle est venue aux renseignements. Après, une blessure à mon cheval m’a donné un prétexte pour entrer.

Il se pencha sur sa fiancée et l’embrassa tendrement. Du coin de l’œil, Deirane remarqua un mouvement, Surlo qui déposait un baiser dans la nuque de Nëppë qui ne se déroba pas. Quand son fiancé s’écarta, elle le retint d’un bras autour du cou et lui murmura, la bouche contre l’oreille.

— Avec lequel des deux jumeaux ta sœur vit ? Je croyais que c’était Vanso.

— Avec les deux, répondit Dresil aussi discrètement.

— C’est pas un peu scandaleux ?

— Ils sont jumeaux.

La façon dont le jeune fermier avait prononcé ces derniers mots semblait indiquer qu’il trouvait ça tout à fait normal. À Gué d’Alcyan, ça aurait provoqué des discussions sans fin, pouvant même aller jusqu’à une vendetta entre deux familles. Karghezo, à peine cent-cinquante longes plus au sud, semblait avoir des mœurs bien différentes des provinces du nord.

L’ambiance retrouvée, le repas se termina dans la joie. Mais chacun fit bien attention à ne plus jamais aborder le sujet du tatouage de Deirane. Le moment que préféra Deirane est quand les instruments de musiques sortirent de leur étui. Dresil jouait d’une flûte, mais comme Deirane n’en avait jamais vu, longue avec son extrémité évasée en pavillon. Mace l’accompagnait avec un tambourin. Pour les chants, les deux jumeaux avaient une belle voix de basse, que complétait harmonieusement l’aigu de Nëppë. Mais le plus extraordinaire était Vorsu qui avait une voix haut perchée d’une pureté absolue. Deirane savait chanter, mais face à ce petit groupe, elle n’osa pas. En revanche, son usfilevi fut bien accueilli, il complétait l’orchestration par un ensemble de corde.

La soirée se termina très tard, une légère lueur était visible au levant. Les derniers à partir furent Nëppë et ses deux futurs maris. Elle avait tenu à ranger avant de laisser à Deirane la maîtrise de son foyer. En plus, ils habitaient juste à côté, à moins d’une longe. A peine un calsihon de marche.

Le silence soudain déprima un peu Deirane, même si au fond d’elle-même elle était soulagée. Les amis de Dresil étaient joyeux, mais un peu épuisant. Elle n’avait pas l’habitude de ses soirées qui duraient tard et où tout le monde parlait. Elle se demanda si c’était fréquent ou s’ils avaient juste été curieux de la rencontrer. Les amis de Dresil ? Ses amis aussi maintenant. Elle sourit à l’évocation de la description que Mace lui avait fait de Calen. Ne la connaissant pas, mais l’admirant, il se l’était imaginé comme une recluse, ne sortant de son repaire que quand elle y était obligée, ne prenant pas soin de sa personne. Lui dire qu’en fait il s’agissait d’une femme d’une beauté remarquable, menant une vie sociale très active et ayant de nombreux amants l’avait surpris. Non, ça l’avait choqué. Il n’avait presque plus rien dit pendant près d’un monsihon. Mais à la fin, il était résolu à la rencontrer, quitte à se rendre dans son fief de Jimip à pied.

Deirane allait aimer cette nouvelle vie qui commençait.



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laurent - 22/3/17 - 04:08 pm
laurent - 22/3/17 - 04:07 pm

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